jeudi 18 juin 2020

" En une fois, je me suis sentie plongée dans le bonheur et je voyais. C'est toujours du reste la même chose, cependant elle semble toujours nouvelle.  Et tout était bonheur en moi. Et je me rappelle que je regardais quelques arbres d'un square, et qu'il faisait sombre ce jour-là. Et cette idée me venait : c'est comme si je disais que ce paysage terne et insigni­fiant que je vois, c'est une apothéose d'un printemps lumineux, tellement je me sens comme transportée dans d'autres régions. Je ne sais pas si on voit, mais on voit cependant les rues et les mai­sons. Mais on regarde sans voir, et il serait impossible d'exprimer ce que l'on ressent, sinon en disant que l'on sent qu'on n’existe plus. Et je crois que c'est l'unique chose que l'on sache constater, je dirais, et qui donne, pour ma part, un surcroît de bonheur, si cela était possible. On perçoit sans doute que la contemplation dans laquelle on se trouve, ne vient pas le moins du monde de soi, de son intelligence, de son entendement, de sa volonté. Rien de soi n'y contribue.  On sent en soi ce bonheur, et on regarde, et je crois qu'on regarderait toute l'éternité sans pouvoir s'en détacher. C'est comme si on écoutait et comme si on ne savait plus rien écouter d'autre. Et je me rappelle que je me disais un moment donné (mais on ne se rappelle presque rien par après) : ce serait impossible de trouver un mot pour exprimer le bonheur où je suis. Et que je me disais : «On pourrait dire que tout est tel­lement incompréhensible, et cependant plus réel que tout ce que l'on voit de ses yeux humains. En un moment, on a une com­préhension telle, et avec une telle clarté et facilité totale — mais cette compréhension est un ravissement, et rien de soi-même ne saurait intervenir. Car ici on regarde, on comprend, on aime ; mais tout cela en même temps et sans l'ombre d'un raisonnement."

Jeanne Schmitz-Rouly (1891-1979), Journal Spirituel, § 46



1 commentaire:

  1. Voilà des moments qu'on aimerait vivre un jour...
    Merci du partage François !

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