Espérance
"Ce qui m'étonne, dit Dieu, c'est l'espérance. Et je n'en reviens pas. Cette petite espérance qui
n'a l'air de rien du tout. Cette petite fille espérance. immortelle. Car mes trois vertus, dit Dieu. Les
trois vertus mes créatures. Mes filles mes enfants sont elles-mêmes comme mes autres
créatures. De la race des hommes. La Foi est une Épouse fidèle. La Charité est une Mère. Une
mère ardente, pleine de cœur. Ou une sœur aînée qui est comme une mère. L'Espérance est
une petite fille de rien du tout. Qui est venue au monde le jour de Noël de l'année dernière. Qui
joue encore avec le bonhomme Janvier. Avec ses petits sapins en bois d'Allemagne couverts
de givre peint. Et avec son bœuf et son âne en bois d'Allemagne. Peints. Et avec sa crèche
pleine de paille que les bêtes ne mangent pas. Puisqu'elles sont en bois. C'est cette petite fille
pourtant qui traversera les mondes. Cette petite fille de rien du tout. Elle seule, portant les autres,
qui traversera les mondes révolus. [...] Mais l'espérance ne va pas de soi. L'espérance ne va pas
toute seule. Pour espérer, mon enfant, il faut être bien heureux, il faut avoir obtenu, reçu une
grande grâce.[...] La petite espérance s'avance entre ses deux grandes sœurs et on ne prend
pas seulement garde à elle. Sur le chemin du salut, sur le chemin charnel, sur le chemin raboteux
du salut, sur la route inter- minable, sur la route entre ses deux sœurs la petite espérance s'avance. Entre ses deux grandes sœurs. Celle qui est mariée. Et celle qui est mère. Et l'on n'a
d'attention que pour les deux grandes sœurs. La première et
la dernière. Qui vont au plus pressé. Au temps présent. À l'instant momentané qui passe. On ne voit que les deux grandes sœurs, n'a de regard que pour les deux grandes
sœurs. Celle qui est à droite et celle qui est à gauche. Et on ne voit quasiment pas celle qui est
au milieu. La petite, celle qui va encore à l'école. Et qui marche. Perdue entre les jupes de ses
sœurs. Et on croit volontiers que ce sont les deux grandes qui traînent la petite par la main. Au
milieu. Entre les deux. Pour lui faire faire ce chemin raboteux du salut. Les aveugles qui ne
voient pas au contraire. Que c'est elle au milieu qui entraîne ses grandes sœurs. Et que sans
elle, elles ne seraient rien. Que deux femmes déjà âgées. Deux femmes d'un certain âge. Fripées
par la vie. C'est elle, cette petite, qui entraîne tout. Car la Foi ne voit que ce qui est. Et elle, elle
voit ce qui sera. La Charité n'aime que ce qui est. Et elle elle aime ce qui sera. La Foi voit ce qui
est. Dans le Temps et dans l'Éternité. L'Espérance voit ce qui sera. Dans le temps et dans
l'éternité. Pour ainsi dire le futur de l'éternité même. La Charité aime ce qui est. Dans le Temps
et dans l'Éternité. Dieu et le prochain. Comme la Foi voit. Dieu et la création. Mais l'Espérance
aime ce qui sera. Dans le temps et dans l'éternité. Pour ainsi dire dans le futur de l'éternité.
L'Espérance voit ce qui n'est pas encore et qui sera. Elle aime ce qui n'est pas encore et qui
sera dans le futur du temps et de l'éternité. Sur le chemin montant, sablonneux, malaisé. Sur la
route montante. Traînée, pendue aux bras de ses deux grandes sœurs, Qui la tiennent par la
main, la petite espérance s'avance. Et au milieu entre ses deux grandes sœurs elle a l'air de
se laisser traîner. Comme une enfant qui n'aurait pas la force de marcher. Et qu'on traînerait sur
cette route malgré elle. Et en réalité c'est elle qui fait marcher les deux autres. Et qui les traîne.
Et qui fait marcher tout le monde. Et qui le traîne. Car on ne travaille jamais que pour les
enfants. Et les deux grandes ne marchent que pour la petite. "
Charles Péguy, Le Porche du
mystère de la deuxième vertu, 1912
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