samedi 3 septembre 2022

 



Le vaisseau laisse bien moins de traces sur les ondes que le serpent sous la pierre ; néanmoins on voit quelque temps comme un sillon sur les flots, qui est la trace qui ne dure guère. Si pourtant ce vaisseau était chargé de marchandises de garde, ces marchandises seraient une marque et une assurance des lieux où il a voyagé ; mais n’étant chargé que de pommes, que l’eau de la mer corrompt, on est obligé à mesure qu’elles pourrissent de les jeter dans la mer, de sorte que le vaisseau arrivant vide, il ne reste ni trace de son passage, ni vestige de ses marchandises. C’est la figure du parfait dénuement de l’âme ; il ne reste point de trace de son marcher qui puisse servir d’appui et d’assurance qu’il ait tenu la route de ces vastes mers et qu’il ait passé ce chemin ; il ne paraît rien de sa charge, qui s’est corrompue peu à peu, et cette corruption devient si grande qu’on est obligé de décharger le vaisseau de tout ce qu’il portait. Il est vrai que la misère que l’âme éprouve, est quelque chose de triste pour elle. Mais elle éprouve en même temps une chose à laquelle elle ne faisait pas d’abord attention : c’est que plus elle devient misérable, plus elle devient légère, elle se trouve peu à peu dégagée du poids d’elle-même ; enfin plus sa misère augmente, plus elle devient vide. L’âme ne se trouve plus chargée ni embarrassée ; au contraire, elle éprouve un certain vide qui lui a donné de l’étendue et de la largeur. Le vaisseau vide se trouve en état d’être rempli des plus exquises marchandises. Heureux vaisseau ! Tu te croyais méprisable et tout honteux de ta charge, tu en rougissais dans le secret ; c’est néanmoins cette charge pleine de pourriture qui t’a vidé de tout ce qui t’appartenait et de ce qu’il y avait de plus fort et plus intime dans l’amour de toi-même. Le fond de cale a été vidé, c’est-à-dire que tu es délivré de la propriété qui te corrompait profondément : ainsi tu es entièrement vide, net et balayé de ta pourriture. On a cherché dans les endroits les plus reculés s’il ne restait point quelque pourriture, pour la jeter dans la mer. Te voilà parvenu à une nudité entière !

Madame Guyon (1648-1717)












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