jeudi 30 novembre 2017

-Paysage   de Jean Tardieu-


Non, la terre n'est pas couverte d'arbres, de pierres, de fleuves : elle est couverte d'hommes.

    Si les meilleurs sont enfermés dans un long supplice, s'il n'y a plus que le mensonge qui se montre, chamarré de fausses prairies,

    si quelqu'un te dit : « Admire le soleil ! »  — et tu ne vois que le miroitement de la boue, ou bien : « Fais ton devoir ! » — et on te tend un couteau pour égorger ta mère et ton frère,

   alors tous les arbres sont abattus, les pierres noircissent et s'effritent, les fleuves sont des cloaques infâmes.          

    Tu ne peux plus avancer, tu n'oses plus regarder ni entendre. Méfie-toi du mouvement des feuilles : de patients imposteurs les agitent pour te perdre. Dans le bourdonnement touffu de la batteuse, un monstre caché guette le grain. Tu te détournes avec horreur.

    Brusquement, un jour d'été les démons ôteront leur masque, et désignant vingt millions de cadavres alignés, éclateront de rire :  « Hein ! quelle bonne farce ! »

    Aussitôt, les vrais hommes remonteront au grand jour. Même ceux qui sont morts. Ils parleront droit et juste, à haute voix. Alors il y aura de nouveau des arbres, des pierres, des fleuves.

    Tu longeras un mur : il te répondra gentiment. Tu prendras une branche, elle te dira « Je t'aime », tu pourras la serrer sur ton cœur.



Jean Tardieu
Jours pétrifiés 
Gallimard, 1948


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